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Contenu optimiste...

20
Oct

Le bonheur contre-attaque

Le bonheur ne dépend pas des autres, encore moins de l’Etat. Il est dans la conquête de soi

Je n’ai vraiment pas envie de vous égrener les actualités de la semaine. Trop horrible. La bourse qui s’effondre, l’écotaxe abandonnée sur le bord de l’autoroute, Jean-Michel Baylet qui reste dans la majorité, l’assurance chômage remise en cause, le bon pape qui n’arrive pas à réhabiliter les divorcés, le budget qui ne passe pas l’examen, Ebola qui va finir par nous interdire les vacances de Noël au soleil, les allocations familiales modulées et, in fine, pour bien finir la semaine, après celui de Sarkozy, le retour d’Aubry dans le JDD. Trop horrible.

Alors parlons de nous. De vous. De chacun d’entre vous. Parlons sérieusement de nos peines, de nos joies, de nos espérances, parlons du bonheur. Vous avez remarqué combien de magazines font en ce moment leurs Une sur «le bonheur»? Combien de livres sont publiés autour de la question «de soi» ? Des journaux et des livres de «recettes», à l’américaine, du genre: «Comment manger des graines de kiwis transforme votre vie ?» Genre sport provo : «Le weekend sur l’eau comme la semaine au bureau : ramez !»? Ou genre breton: «Ecoutez les mouettes : la vraie musique du bonheur»? Genre Internet : «Pourquoi mon père est plus heureux que moi?». Ou genre baba-cool : «Comment être gentil rend heureux »?

Mais des bouquins sérieux aussi.

La base philosophique se trouve page 22 du livre de Claudia Senik, «L’économie du bonheur», paru dans la toujours remarquable collection «La République des idées» au Seuil. Claudia Senik est professeur à Paris Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris. Elle travaille depuis longtemps sur les mesures de satisfaction des gens. Page 22 donc, on lit que le revenu par tête des Américains a doublé entre 1972 et 2002. Ils sont deux fois plus riches. Eh bien leur «bonheur», mesuré par enquête de satisfaction «déclarée» par les individus (vous sentez-vous «heureux», «assez heureux», «malheureux») n’a pas varié d’un pouce. Même chose pour les Japonais : le taux de croissance du pays a été de 5% par an en moyenne de 1958 à 1986 mais la satisfaction des Japonais est reste stable. Le même constat s’observe partout, montre Claudia Senik, même dans les pays de l’est «libérés» du communisme, leur «bonheur» tombe puis remonte globalement au niveau d’avant. La croissance, sauf fugacement, ne fait pas le bonheur. Les économistes nomment ce résultat étrange «le paradoxe d’Easterlin», du nom du démographe californien qui a découvert la chose dès 1974.

La cause n’est pas «un trop plein» d’objets matériels, un effet de satiété au delà duquel notre vie ne s’améliorerait plus. Alors pourquoi? L’homme est un animal social, poursuit Claudia Senik, il compare en permanence ce qu’il a avec ce qu’a le voisin. La jalousie est en nous. Pour le voir, les chercheurs ont posé la question : Option A: vous gagnez 50000 dollars et les autres 25000 ; Option B: vous gagnez 100000 dollars et les autres 200000. Laquelle préférez-vous? Réponse majoritaire : la A. Le bonheur est une notion relative. Je ne suis heureux dans la vie que si ma Ford est plus grande que celle de mon beau-frère…

Les inégalités sont-elles alors la source du malheur? Plus elles sont élevées, plus je ressens de la frustration? Pas sûr. La relation entre bonheur et inégalités n’est en réalité pas claire, tout dépend d’autres facteurs, comme la richesse par héritage ou par sentiment de l’effort.

Deuxième caractéristique : tout passe, tout lasse. On s’adapte vite au «plus», rapidement les palpitations du début s’estompent. Et ce serait vrai pas seulement pour l’argent… Clé de sortie : le mouvement permanent, la hausse continuelle, pour maintenir la distance avec les autres. L’homme aime la progression. Mais encore faut-il pouvoir se projeter vers l’avenir. C’est là la troisième caractéristique : l’anticipation, la foi dans la possible amélioration de sa situation.

Certains voient dans la vaine quête au revenu, une raison pour stopper cette course folle au progrès et pour vanter la décroissance. Le bonheur serait dans la frugalité. Claudia Senik n’acquiesce pas. Elle relève que vouloir remplacer la PIB par le BNB (Bonheur National Brut) comme le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi le proposait dans un rapport au président Sarkozy, ne sert pas vraiment à y voir plus clair. Car Claudia Senik ne renonce pas à expliquer le paradoxe d’Easterlin. Elle croit quand même que la croissance apporte des gains et que l’accroissement du bonheur est possible. Mais ses trois caractéristiques appellent à trouver un difficile équilibre entre le confort qui crée l’ennui et l’excitation qui crée le stress.

André Glucksmann part du même point de départ : pourquoi, nous, nous Français, sommes-nous si pessimistes, si malheureux collectivement ? Dans «Voltaire contre attaque», chez Robert Laffont, le philosophe veut repousser nos peurs et répondre à la troisième caractéristique de Claudia Senik, appliquer «un peu de lumières voltairienne» sur le monde actuel et retrouver le goût de l’avenir. «Candide ou l’optimisme» est écrit au moment de la guerre de Sept ans, qui déchire effroyablement l’Europe. Voltaire donne une leçon de lucidité, de réalisme, d’intelligence, de vie. Il renvoie les solutions d’en haut, appelle chacun à cultiver son jardin, le nôtre et l’Europe, terre d’humanisme contre l’apocalypse.

Le solutions «d’en bas», on n’attendait pas Alain Minc sur ce terrain-là. Il y a écrit son dernier livre, «Le mal français n’est plus ce qu’il était» (éditions Grasset). Il vante les solidarités proches, qui coagulées pourront fonder un nouveau contrat social. Et, poussant le paradoxe au bout, Minc cite Martine Aubry et son «care», la politique du prendre soin de l’autre. Le bonheur dans les associations ? Minc se découvre entrepreneur social ? Va-t-il ouvrir un dispensaire dans une banlieue chaude à Lille ?

Le terrain d’en bas, réalisme et solidarisme, Jacques Attali, comme à son habitude, est celui qui va le plus vite, le plus loin. Dans «Devenir soi», chez Fayard, il nous dit que le bonheur ne dépend pas des autres, encore moins de l’Etat. Il est dans la conquête de soi. Il enjoint chacun à prendre le pouvoir sur sa propre vie pour conjurer la menace de devenir un de ces «résignés-réclamants», belle formule, du monde robotisé, le «totalitarisme paternaliste», que les responsables politiques nous préparent faute de courage de nous dire la vérité. Et Jacques Attali de voir dans la débrouillardise, dans la création de soi, la clé de son bonheur. Puis, à l’image des artistes, des entrepreneurs positifs et des militants, de voir les signaux encore faibles d’une nouvelle Renaissance.

Eric Le Boucher, l’Opinion, le 20 octobre 2014, http://www.lopinion.fr/19-octobre-2014/bonheur-contre-attaque-17477

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