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Fév

Le bonheur, un nouvel indicateur économique ?

La croissance harmonise le bonheur de tous

A rebours des théories décroissantes, la chercheuse Claudia Senik affirme que le bien-être est aussi affaire de développement économique. Une thèse qu’elle défend avec chiffres et enquêtes de satisfaction.

La croissance rend-elle les gens plus heureux ? Question hautement polémique au moment où la France s’enlise dans la récession, où la menace écologique est une urgence et où une partie des citoyens et des chercheurs militent pour un modèle décroissant. En interrogeant les ressorts de la croissance au regard du bien-être dans son nouveau livre l’Economie du bonheur, Claudia Senik, professeure à l’université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris, relance le débat. Cette chercheuse travaille sur un matériau assez nouveau, le bonheur, qui aussi subjectif et insaisissable soit-il, affine la compréhension des comportements humains dans une économie de marché. Ainsi se développe une approche psychologique de la crise, basée sur de grandes enquêtes de satisfaction auprès de la population.

A côté du taux de chômage ou du PIB, le bonheur peut-il devenir un nouvel indicateur économique fiable au point de dessiner l’avenir d’un pays ? Si la croissance n’assure pas le bien-être à long terme, elle a au moins, l’avantage, affirme Claudia Senik, de réduire les inégalités dans ce domaine. Un plaidoyer pour une «valeur d’avenir» qui devrait susciter la controverse.

A l’opposé des partisans de la décroissance, vous affirmez que la croissance et le revenu contribuent au bonheur. Pourquoi ?

Tout d’abord, quand, par le biais des statistiques, on prend la photo d’un pays ou d’une époque, un revenu plus élevé est toujours et partout associé à un niveau de bonheur plus élevé. Le niveau de bonheur moyen d’un pays augmente avec le revenu par habitant, même si ce n’est pas de manière linéaire : quand on sort de la pauvreté, le bonheur croît très vite ; ensuite, la progression se ralentit. Cette relation entre revenu et bonheur est tout à fait standard du point de vue de la théorie économique : la première bouchée d’un gâteau est meilleure que la dernière. Mais cette relation devient paradoxale quand on la considère sur le long terme, comme l’a montré le démographe et économiste américain Richard Easterlin, c’est-à-dire que la proportion d’Américains qui se déclarent très heureux en 1970 n’est pas plus élevée qu’en 1942, malgré un niveau de vie moyen deux fois plus élevé.

Cette courbe d’Easterlin est un argument de poids pour les anticroissance et une référence essentielle dans votre domaine de recherches. Vous, vous la remettez en cause…

Je crois que, dans une certaine mesure, la comparaison du niveau de bonheur moyen déclaré par les habitants d’un pays à trente ans d’intervalle est un artefact. La mesure du bonheur est toujours relative, elle n’est pas absolue ; ce ne sont pas des kilos ou des volts, ni même des euros. Le bonheur déclaré par les gens est toujours relatif à un contexte, à une époque, à un ensemble des possibles. Un 7 sur 10 de satisfaction en 1940 n’est pas équivalent à la même «note» en 2010. Il ne faudrait donc pas interpréter naïvement la courbe d’Easterlin.

Si le bonheur moyen n’augmente pas avec la croissance sur le long terme, on voit, en revanche, qu’au fur et à mesure que les pays se développent, le bonheur de leurs habitants s’homogénéise. Le plus grand nombre affirme un degré de satisfaction autour de 7-8. Moins de personnes se retrouvent aux échelons les plus bas, et aussi au plus élevé. Comme si la croissance créait un bien commun à tous.

Comment expliquer ce phénomène ?

Dans les pays développés, cela peut venir de l’Etat-providence qui met à la disposition de tous un certain nombre de biens publics : les routes, l’éducation, l’éclairage, etc. Mais la croissance moderne produit aussi toute une série de biens publics immatériels : les libertés civiles, les droits individuels, l’égalité hommes-femmes, le pluralisme politique, par exemple. L’extension de ce domaine de biens partagés tend à égaliser le niveau de bonheur des citoyens.

Par ailleurs, les modes de consommation se sont homogénéisés au cours du développement. Or, selon le philosophe John Rawls, si je devais choisir entre deux sociétés sans savoir quelle y serait ma place – c’est l’image du voile d’ignorance – je choisirais probablement celle où la personne la moins bien lotie vit le mieux possible (afin de prendre le moins de risques possible). Si la croissance a cette capacité étonnante d’harmoniser le bonheur des citoyens au cours du temps, c’est donc certainement une bonne nouvelle. En France, comme ailleurs, les inégalités dans ce domaine se sont donc réduites durant les temps prospères des Trente Glorieuses. En revanche, en période de récession, le bonheur se retrouve plus inégalement réparti. Bien entendu, d’autres facteurs jouent aussi, notamment les inégalités de revenus. Ainsi, aux Etats-Unis, depuis l’explosion des inégalités de revenus à la fin des années 90, la tendance à l’homogénéisation du bonheur s’est inversée.

Vous voyez d’autres sources de satisfaction dans la croissance…

La croissance, c’est quoi ? Ce sont de nouvelles activités qui créent de la valeur sociale. Ce n’est pas simplement davantage de consommation d’objets. En fait, la croissance ajoute de la valeur à l’avenir. Le sens que les individus donnent à leur vie, l’envie de se lever le matin, leur enthousiasme, donc leur bien-être présent est aussi conditionné par l’ancre qu’ils jettent vers le futur. Les perspectives de nouveauté, d’amélioration, de progrès, constitue des éléments positifs de la dynamique du bonheur ressenti. Autrement dit, nous ne vivons pas et ne souhaitons pas vivre dans un type de société traditionnelle qui se reproduit à l’identique de période en période.

Notons à ce propos que, dans les enquêtes sur le bonheur, les Français ne sont pas très bien placés. Ce moindre bonheur français va de pair avec un fort pessimisme et une projection malaisée, justement, vers l’avenir. Comme l’a montré l’économiste Eric Maurin, la France est un pays où le statut, cette position protégée, conditionne les relations sociales : ce sera un CDI, un emploi de fonctionnaire, une profession protégée. Les gens déploient beaucoup d’efforts pour acquérir ces positions, pour eux ou pour leurs enfants, au point qu’ils ne souhaitent plus en bouger. Ce furent dernièrement les pilotes d’Air France, les notaires, les pharmaciens, les chauffeurs de taxi. On comprend bien leur point de vue particulier à un instant donné, mais au total, la recherche l’a montré, c’est précisément dans les pays où la protection de l’emploi est la plus forte que les individus se sentent le plus menacés.

Face à un monde qui bouge, ils ne sont pas dupes, et savent que leurs emplois ne tiendront pas longtemps. Il est clair que les nouvelles technologies et la mondialisation entraînent une série de «chocs», notamment une augmentation des inégalités sociales, en France comme partout ailleurs. Et les Français ne veulent pas voir leur pays devenir les Etats-Unis. Mais, au fond, ils savent bien que toutes les mesures de protection qu’ils mettent en place pour préserver le passé à l’identique ne sont que des lignes Maginot. Dans ces conditions, la projection vers l’avenir devient une source d’angoisse.

N’est-il pas contradictoire d’expliquer le bonheur par des chiffres et des courbes ?

La recherche sur l’économie du bonheur n’est pas une science exacte : nous travaillons sur des enquêtes basées sur le déclaratif. Ce sont des données mouvantes comme de la glaise, difficiles à interpréter, mais très sensibles à la réalité sociale, le taux de chômage par exemple.

Bien évidemment, nous n’expliquons pas 100% des différences de bonheur entre les gens, ou des variations au cours du temps, seulement une infime partie, de l’ordre de 10%. Mais si on exerce un contrôle sur 10% des sources du bonheur, c’est déjà quelque chose ! Les politiques peuvent alors prendre le relais et agir, dans le domaine du social, de l’économie et des institutions.

Le bonheur constituerait-il un nouvel indicateur économique ?

A côté des indicateurs classiques, les mesures du bonheur permettent de vérifier que l’on va dans la bonne direction. Les citoyens sont-ils satisfaits ? La question peut être plus précise : sont-ils contents de leur environnement, de leur travail, de leur salaire, du degré de démocratie dans une ville ? C’est une manière de savoir ce que les gens ressentent réellement. Sinon le décideur public tranche seul. Passer par le subjectif est une manière de rendre la parole aux citoyens.

Idéalement, quel type de croissance rendrait une population plus heureuse ? La décroissance, comme le prônent certains ?

Si certaines personnes décident de restreindre leur participation à la vie économique, c’est que cela les rend heureuses ; elles en sont les meilleurs juges. Mais la décroissance à l’échelle d’un pays est un leurre. Bien sûr, il nous faut nous adapter à la contrainte écologique. Mais dans le discours sur la décroissance, il y a aussi une critique de la sphère marchande. Pourtant, ce n’est pas parce qu’une activité se fait en dehors du marché qu’elle est plus écologique ou plus propice au bonheur. La encore, c’est une question de goût. Visiblement, l’immense majorité des gens continuent d’estimer que les transactions marchandes leur simplifient la vie.

CÉCILE DAUMAS, Libération, le

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